● Interview de Bernard Thibault à la Nouvelle Vie Ouvrière - 19/09/2011

Au lendemain de l’appel de cinq syndicats à une journée d’action nationale le 11 octobre contre les mesures d’austérité du plan Fillon, Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, revient sur les causes réelles des déficits et de la crise et les réponses à faire partager dans la mobilisation.



NVO : Le gouvernement avait annoncé un plan très rigoureux, or il semble qu’il soit moins douloureux que prévu, Jean Claude Mailly dit que cela aurait pu être pire, c’est le sentiment de la Cgt ?

Bernard Thibault : Je ne partage pas du tout cette appréciation. C’est comme si, ayant perdu un doigt, vous vous réjouissez de ne pas avoir perdu le bras. Si la Cgt alerte avec force les salariés en cette rentrée, ce n’est pas par volonté de cultiver le pessimisme ambiant mais parce que la situation est très sérieuse. Le conseil des ministres réuni fin août -ce qui n’est pas banal- s’est tenu sous le sceau de l’austérité, dans le droit fil des décisions prises ces derniers mois et du Pacte Euro plus, que nous avions rejeté avec l’ensemble du mouvement syndical européen. Au nom de la lutte contre les déficits les mesures décidées accroissent les inégalités. Notre désaccord avec le gouvernement porte en premier lieu sur le diagnostic de la situation. Nous sommes dans une économie de plus en plus financière, déconnectée de la production réelle de richesses. L’origine des crises à répétition est liée à une dévalorisation de la rémunération du travail au profit d’une survalorisation de celle du capital, et les choix gouvernementaux accélèrent cette spirale. Et comme ces mesures ne vont rien résoudre on peut s’attendre à d’autres mesures de même nature. Tout cela pour répondre aux injonctions des agences de notation et des financiers qui exigent de l’Etat des coupes sombres dans les budgets publics et les dépenses sociales. C’est inacceptable.

NVO : L’une des mesures de ce plan, la taxation des hauts revenus, rejoint pourtant les propositions de la CGT…

B. T. : C’est un rideau de fumée, pour faire oublier le caractère injuste de ses mesures fiscales. Le « gouvernement des riches », ce n’est pas une image usurpée. C’est ce gouvernement qui a adouci le régime fiscal applicable aux plus fortunés ; il a renoncé au bouclier fiscal mais en réformant l’ISF il leur a fait cadeau de 2 milliards d’euros, au moment où Laurent Wauquiez s’en prenait aux bénéficiaires du RSA ! A l’approche de l’élection présidentielle, le Président a donc demandé au gouvernement une taxation symbolique et ponctuelle dont la recette est évaluée à 200 millions d’euros. Mais parallèlement, le gouvernement annonce une taxe sur les mutuelles : l’augmentation - de 2 à 4 % - représenterait une ponction d’1,2 milliard d’euros sur le pouvoir d’achat des salariés ; il modifie l’assiette à partir de laquelle sera prélevée la CSG, elle sera calculée sur 98% du salaire au lieu de 97% actuellement : cette mesure représente 800 millions euros, faisant à elle seule contribuer quatre fois plus les salariés que les plus fortunés. Le caractère inéquitable de ces mesures est flagrant, de même que les taxes sur les boissons sucrées et le tabac. De fait, pour que l’Etat ait plus de recettes il faudrait que les gens consomment plus de boissons sucrées et de tabac alors que c’est nuisible à la santé. Le gouvernement accroît les impôts injustes et refuse d’envisager une véritable réforme fiscale qui tiendrait compte des revenus réels du travail et surtout du capital et du patrimoine.

NVO : Pourtant il faut bien réduire la dette publique ?
B. T. : Il est évident qu’on ne peut pas se satisfaire de budgets structurellement déficitaires. S’agissant de l’Etat, tout dépend des raisons pour lesquelles il s’endette. Si c’est pour continuer à donner de l’argent à des entreprises sans discernement sur son utilisation, ce n’est pas acceptable. Et concernant les recettes nous constatons que si les revenus du travail sont une fois de plus sollicités, ceux du capital sont épargnés. En 2010, les dividendes versés aux actionnaires des entreprises non financières s’élèvent à 210 milliards d’euros, c’est plus que la masse des investissements et l’équivalent d’un tiers de la totalité des salaires versés dans ces mêmes entreprises. En réalité le déficit n’est pas dû aux dépenses excessives de l’Etat mais au déficit de recettes provoqué par les exonérations sur les revenus du capital d’une part et a la faiblesse de la consommation provoquée par le chômage et les bas salaires d’autre part. Il est inadmissible qu’on rende responsables de cette situation les salariés et les besoins qu’ils expriment et auxquels l’Etat doit répondre.

NVO : L’ensemble des pays européens connaissent les mêmes difficultés et les mêmes réponses de leurs gouvernements. Peut-il y avoir convergence en Europe ?
B. T. : On voudrait nous faire croire que l’on ne peut rien faire d’autre sur le plan national ou que tout dépend de solutions mondiales donc inaccessibles. Or, il faut des changements à tous les niveaux : dans les entreprises, les branches, les pays, en Europe et à l’échelle mondiale Nos économies sont basées sur la mise en concurrence des salariés à l’échelle internationale et l’Europe n’échappe pas à la règle du moins disant social. Avec comme conséquence le travail non déclaré. Le Bureau International du Travail a tiré la sonnette d’alarme sur ce type de développement, qui conduirait dans dix ans la grande majorité des salariés dans un monde sans code du travail et sans protection sociale. A l’extrême, le plus compétitif sera celui qui rémunérera le moins le travail, pour rémunérer toujours plus les capitaux investis. Il n’y a pas d’horizon viable pour une telle mécanique financière. L’ensemble du mouvement européen syndical se mobilise et nous avons un rendez vous immédiat pour une euro manifestation le 17 septembre en Pologne, au moment où les ministres des finances européens se réunissent à nouveau et risquent d’alourdir la facture pour les salariés.

NVO : Peut-on favoriser la relance par la consommation uniquement en France, qui profiterait essentiellement aux produits importés aux dépens de notre balance commerciale ?
B. T. : Je note avec intérêt qu’il n’y pas qu’en France que la mobilisation est d’actualité. Nos amis italiens se mobilisent, face aux réductions des dépenses publiques et à une attaque en règle contre le code du travail. Le patronat italien comme le patronat français exige plus de souplesse, nommée flex-sécurité, dans les procédures de recrutement et de licenciement, répétant que « la liberté de licencier aujourd’hui fera les emplois de demain ». En Roumanie, où le code du travail date de 1993, on dit aux salariés qu’il est trop rigide, que la protection sociale fait obstacle à la recherche d’une plus grande rentabilité des capitaux. En Espagne où, comme en France, le gouvernement veut imposer la fameuse « règle d’or » dans la Constitution, les deux confédérations syndicales et d’autres organisations organisent une réaction forte. C’est aussi le cas au Portugal, en Belgique, en Grande-Bretagne... Contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, les salariés et les syndicalistes français sont loin d’être isolés et sont au diapason de leurs camarades en Europe pour empêcher gouvernements et patronats de nous entrainer dans une phase de récession.

NVO : De nombreux économistes s’alarment justement des risques de récession que l’austérité ferait courir aux pays. Mais comment peser sur les choix gouvernementaux ?
B. T. : Les faits nous donnent raison. On nous a d’abord dit qu’il s’agissait d’une crise financière due à des banquiers imprudents, aux traders, à une absence de régulation. Alors qu’il s’agit d’une crise produite par la dévalorisation de rémunération du travail, au profit de celle du capital. Une financiarisation de l’économie capitaliste de plus en plus déconnectée de la création de richesses. Ce n’est plus la création de richesses qui génère du bénéfice, ce sont les phénomènes spéculatifs qui se développent parfois sur de simples rumeurs. Aujourd’hui des financiers s’enrichissent sur la dette de la Grèce. Les Etats ont prêté de l’argent aux banques à des taux inférieurs aux taux que ces mêmes banques imposent à la Grèce. Ce sont des agences de notation financières qui font les ordres du jour des conseils des ministres ! La rigueur ou l’austérité cela veut dire moins de salariés au travail et de moindres salaires. La consommation diminuera et personne ne peut penser que l’économie vivra de la seule spéculation. On risque d’entrer dans un cycle économique dévastateur aux conséquences sociales considérables. L’intérêt du plus grand nombre doit au contraire l’emporter sur les intérêts d’un cercle de plus en plus réduit de spéculateurs. C’est un des fondamentaux de la démocratie. Acteur syndical, nous avons à créer les conditions de l’intervention des salariés, en sachant que tout le monde sera touché quel que soit son statut. Oui, les individus peuvent avoir prise sur les décisions à condition de ne pas déléguer ces décisions mais d’être acteurs, comme citoyen et comme salarié, sur ce qui se décide dans l’entreprise comme dans le pays.

NVO : Il faut se mobiliser, mais il y a un an à peine des millions de salariés se sont mobilisés contre la réforme des retraites et la réforme est quand même passée, quelles chances ont-ils de se faire mieux entendre ?

B. T. : N’oublions pas qu’au début de la campagne sur les retraites, 60% des français partageaient l’idée du gouvernement et du patronat selon laquelle dès lors qu’on vit plus longtemps on doit travailler plus longtemps. Le président Sarkozy répétait à l’envie que les Français comprendraient sa réforme. Notre campagne a fait connaître un autre diagnostic et d’autres solutions. La loi a certes été adoptée par la majorité à l’Assemblée et au Sénat mais elle a finalement été condamnée par 70% de la population. Cela pèsera très lourd dans le bilan du président de la République… Les chiffres du chômage aujourd’hui confirment ce que nous disions : faire travailler plus longtemps les salariés alors que le taux de chômage des plus de 50 ans et des jeunes atteint des sommets est inefficace autant qu’injuste. Or, c’est le même discours sur le déficit qu’on nous sert aujourd’hui. Nous sommes légitimes pour proposer une autre logique, rappeler qu’il y a d’autres recettes à dégager, des dépenses non prioritaires à toucher, avant de s’en prendre aux dépenses sociales qui bénéficient à l’ensemble de la population. On ne peut en rester au constat de la nocivité des mesures sur laquelle les salariés nous rejoindront. Il faut que le débat avec les salariés mécontents porte sur les réponses à apporter, car la résignation et le sentiment d’impuissance peuvent en effet gagner les esprits. Si on ne bouge pas, les choses ne s’amélioreront pas, elles s’aggraveront. Ne pas manifester sa colère légitime, c’est prendre le risque d’une aggravation de la situation alors qu’en nous mobilisant le plus largement possible, nous prenons seulement le risque de nous faire entendre.

NVO : Les salariés pourraient être tentés d’attendre l’échéance présidentielle pour manifester leur mécontentement et leurs revendications par le vote ?

B. T. : Nous n’avons pas les mêmes préoccupations de calendrier que les partis politiques. La mission syndicale c’est la défense au quotidien des intérêts des salariés et en toute circonstance. Les derniers chiffres de l’INSEE mettent en évidence la formidable progression du nombre de nos concitoyens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. S’entendre dire que les dépenses sociales sont une des causes du déficit public, c’est inacceptable. La moitié des salariés en France gagnent moins de 1 500 euros mensuels. Notre responsabilité syndicale c’est bien de les défendre pied à pied en exigeant un autre partage des richesses et sans attendre. Nous n’ignorons évidemment pas l’échéance présidentielle. Mais les suppressions d’emplois, les coupes sombres dans les budgets publics, les dépenses sociales, la mise à mal des droits des salariés, c’est en ce moment dans les entreprises et à l’échelle du pays et c’est maintenant que nous devons agir. On ne peut ignorer les pressions permanentes du Medef qui demande de faire des économies sur l’hôpital public. Un comble ! La capacité des salariés à réagir interpellera les partis politiques pour ces échéances. Le mouvement revendicatif doit les inciter à être clairs dans leurs programmes.

NVO : La Cgt a élaboré dix axes de propositions face à la crise. Les partis politiques, qui élaborent en ce moment leur programme, tiennent-ils compte de la situation sociale et des propositions syndicales ?

B. T. : Le moment venu nous examinerons en détail ce que les uns et les autres proposent. Toutes les candidatures ne sont pas encore formalisées. Je remarque que ce que dit et fait la CGT n’est pas absent du débat politique. C’est le cas de notre revendication de sécurité sociale professionnelle. Nous avons vu aussi au moment de la mobilisation pour les retraites un large soutien de l’ensemble des partis de gauche, la revendication du maintien du droit à la retraite à 60 ans a été reprise et j’espère bien qu’elle sera confirmée dans le programme des partis qui s’y sont engagés. Si notre vocation, comme syndicat, n’est pas de présenter un programme du gouvernement, nous avons cependant formulé dix exigences à long terme, car il y a d’autres mesures envisageables que celles du gouvernement. Ne sous-estimons pas notre capacité d’influence en tant qu’organisation de salariés sur le raisonnement des responsables politiques…

NVO : Quel est le plan de travail des organisations de la Cgt en cette rentrée ?

B. T. : Je remarque que la CGT est déjà à l’offensive, beaucoup d’assemblées de militants se tiennent au retour des vacances afin d’apprécier ce qui s’est passé cet été, ce qui se passe dans son entreprise, dans le pays et au-delà. Il nous faut maintenant déployer notre activité pour rencontrer largement les salariés et les associer à cette mobilisation, en définissant avec eux les contenus et les modalités de leur engagement dans la journée d’action du 11 octobre. Nous devons aussi contribuer à la réussite de l’action pour la défense des moyens de l’Education nationale, le 27 septembre, et être bien présents dans les manifestations des retraités le 6 octobre.

NVO : Bernard Thibault, comment va la Cgt ?

B. T. : La CGT va plutôt bien, nos organisations font état d’une syndicalisation à la CGT plus importante que d’habitude. Dans un contexte pourtant difficile, où des entreprises disparaissent, la précarité s’étend et isole les salariés. Or, il y a un afflux de forces nouvelles, notamment de jeunes et une progression de nos forces dans le secteur privé. Si nous faisons les efforts nécessaires, les jeunes peuvent se retrouver dans nos organisations et y prendre des responsabilités. N’hésitons pas à interpeller les salariés pour qu’ils créent eux-mêmes leur propre syndicat. Et disons leur la vérité : il y a aujourd’hui trop de salariés qui n’ont pas de syndicat dans les entreprises face au séisme qui menace sur le plan économique et social. Personne ne peut se sentir à l’abri et le syndicat ne peut produire de résultat qu’à proportion du nombre de salariés qui s’engagent dans son action. Nous ne sommes pas une institution, notre efficacité dépend du degré d’engagement des salariés. Nous devons les en convaincre et les inviter largement à s’organiser dans la CGT.

NVO : L’unité syndicale s’est finalement réalisée à la surprise de nombre de commentateurs…
B. T. : Dès le mois de juin, l’ensemble des organisations de la CGT considéraient qu’il fallait très rapidement être à l’offensive en recréant les conditions d’une mobilisation interprofessionnelle des salariés. Les mesures Fillon ont renforcé l’urgence d’une mobilisation unitaire. Après quelques hésitations de nos partenaires syndicaux il y a maintenant un engagement unitaire, CGT, CFDT, UNSA, FSU, Solidaires, pour faire du mardi 11 octobre une journée de mobilisation des salariés qui se traduira, nous l’espérons, par l’organisation de manifestations et des décisions d’arrêts de travail décidés avec les salariés dans leur entreprise. Les salariés vont enfin pouvoir se faire entendre. La Cgt va y consacrer toutes ses forces.

Entretien réalisé par Pascal Santoni, rédacteur en chef.