Ouistreham est une fiction sociale et sensible, librement adaptée du livre-enquête de Florence Aubenas, "Le Quai de Ouistreham", qui révélait de l'intérieur la réalité quotidienne des petites mains du nettoyage en 2010.
C'est un récit réaliste et âpre. Les recherches d'emploi interminables, les conditions de travail déplorables – notamment sur les ferrys –, les rémunérations au lance pierre, les trajets assommants… tout cela est raconté avec sobriété et distance, mais aussi à travers la chair et les mots des personnes en compagnie desquelles Aubenas avait cherché un emploi, travaillé, avec lesquelles elle avait créé des liens. L'autre force du livre venait de l'expérience vécue, du témoignage distancié mais à la première personne qui guidait cette plongée au sein de la classe populaire.
Un travail à trois mains
On n'est donc pas surpris de retrouver ce dernier à l'ouvrage de l'adaptation de cette chronique. Mais au départ, c'est la comédienne Juliette Binoche, désireuse d'en incarner le rôle principal, qui a donné son impulsion au projet en persuadant Florence Aubenas – longtemps réticente – de franchir le pas.
Celle-ci a finalement accepté, et désigné Carrère pour le réaliser. «C'est merveilleux, quand quelque chose vous vient de l'extérieur, comme une commande, de s'apercevoir que cela vous touche d'aussi près, confie le réalisateur dans le dossier de presse du film. En cherchant à faire un scénario original, je n'aurais pas forcément trouvé un projet où je me sente à ce point à ma place.» La promesse était alléchante mais que fallait-il en attendre ?
Un scénario qui s'émancipe
Marianne Winckler est une écrivaine de renom qui entreprend d'écrire un livre sur le travail précaire. Elle s'installe incognito à Caen et rejoint les files d'attente devant l'ANPE. Elle devient femme de ménage chez différents employeurs et au sein de plusieurs équipes, dont celle des ferrys qui font le va-et-vient entre la France et l'Angleterre. Devenue une petite main invisible de plus, elle expérimente la précarité, les difficultés des conditions de travail, mais découvre aussi l'entraide et la solidarité. Et se lie particulièrement d'amitié avec une mère de famille qui constituera le fil rouge de son récit.
Le scénario du film s'est départi du récit du livre à plusieurs titres. « Nous sommes passés d'une adaptation très proche du livre à cet enjeu dramatique : l'idée d'une amitié qui se noue de façon plus étroite et plus intime que les autres – alors que dans le livre il est question de compagnonnage, d'une camaraderie de travail très forte, mais pas d'un lien intime, explique Emmanuel Carrère. J'ai donc choisi de traiter ce lien, cette amitié, et leur conséquence : le sentiment de trahison quand la protagoniste révèle qui elle est. »
La trahison, un mal nécessaire ?
Jusqu'où peut-on aller pour témoigner ? Jusqu'où une journaliste peut-elle se travestir, c'est-à-dire mentir, pour faire son travail et rendre compte au plus près d'une réalité vécue dans un milieu où elle s'est immergée comme une taupe ? à quel prix ? Flou de l'éthique professionnelle, trahison de classe sociale, dignité des plus fragiles …
Carrère pose toutes ces questions. Mais en passant de Florence Aubenas, la grande reporter aguerrie qu'on connaît, à Marianne Winckler, l'écrivaine spontanée et généreuse, il met en place un jeu de miroirs et continue à poser la question qui plane sur toute son œuvre : les troubles de l'identité.
Le jeu tout en retenue de Binoche et celui, authentique, des actrices non-professionnelles – dont deux ont joué leur propre rôle – installent le film dans une veine réaliste.
Le scénario, lui, prend le parti d'emmener le film vers des eaux plus romanesques que celles du récit initial. Il en renforce la charge intime et ouvre encore d'autres perspectives dans lesquelles il n'y a pas de place pour le mensonge.