"Les vieillards sont-ils des hommes ? A voir la manière dont notre société les traite, il est permis d’en douter."
Extraits : pages 567 à 569
Aujourd'hui, un mineur
est à 50 ans un homme fini tandis que parmi les privilégiés
beaucoup portent allégrement leurs 80 ans.
Amorcé plus tôt, le déclin du travailleur sera aussi beaucoup plus rapide. Pendant ses années de "survie", son corps délabré sera en proie aux maladies, aux infirmités. Tandis qu'un vieillard qui a eu la chance de ménager sa santé peut la conserver à peu près intacte jusqu'à sa mort.
Vieillis, les exploités
sont condamnés sinon à la misère, du moins à une grande pauvreté,
à des logements incommodes, à la solitude, ce qui entraîne chez
eux un sentiment de déchéance et une anxiété généralisée. Ils
sombrent dans une hébétude qui se répercute dans l'organisme; même
les maladies mentales qui les affectent sont en grande partie le
produit du système.
S'il conserve de la
santé et de la lucidité, le retraité n'en est pas moins la proie
de ce terrible fléau: l'ennui. Privé de sa prise sur le monde, il
est incapable d'en retrouver une parce qu'en dehors de son travail
ses loisirs étaient aliénés.
L'ouvrier manuel ne
réussit même pas à tuer le temps. Son oisiveté morose aboutit à
une apathie qui compromet ce qui lui reste d'équilibre physique et
moral.
Le dommage qu'il a subi
au cours de son existence est plus radical encore.
Si le retraité est
désespéré par le non-sens de sa vie présente, c'est que de tout
temps le sens de son existence lui a été volé. Une loi, aussi
implacable que la loi d'airain, lui a permis seulement de reproduire
sa vie et lui a refusé la possibilité d'en inventer des
justifications. Quand il échappe aux contraintes de sa profession,
il n'aperçoit plus autour de lui qu'un désert; il ne lui a pas été
donné de s'engager dans des projets qui auraient peuplé le monde de
buts, de valeurs, de raisons d'être.
C'est là le crime de
notre société. Sa "politique de la vieillesse" est
scandaleuse. Mais plus scandaleux encore est le traitement qu'elle
inflige à la majorité des hommes au temps de leur jeunesse et de
leur maturité. Elle préfabrique la condition mutilée et misérable
qui est leur lot dans leur dernier âge.
C'est par sa faute que la
déchéance sénile commence prématurément, qu'elle est rapide,
physiquement douloureuse, moralement affreuse parce qu'ils l'abordent
les mains vides. Des individus exploités, aliénés, quand leur
force les quitte, deviennent fatalement des "rebuts", des
"déchets".
C'est pourquoi tous les
remèdes qu'on propose pour pallier la détresse des vieillards sont
si dérisoires: aucun d'eux ne saurait réparer la systématique
destruction dont des hommes ont été victimes pendant toute leur
existence.
Même si on les soigne,
on ne leur rendra pas la santé. Si on leur bâtit des résidences
décentes, on ne leur inventera pas la culture, les intérêts, les
responsabilités qui donneraient un sens à leur vie. Je ne dis pas
qu'il soit tout à fait vain d'améliorer, au présent, leur
condition; mais cela n'apporte aucune solution au véritable problème
du dernier âge: que devrait être une société pour que dans sa
vieillesse un homme demeure un homme ?
La réponse est simple:
il faudrait qu'il ait toujours été traité en homme. Par le sort
qu'elle assigne à ses membres inactifs, la société se démasque:
elle les a toujours considérés comme du matériel. Elle avoue que
pour elle, seul le profit compte et que son "humanisme" est
de pure façade. Au XlXème siècle, les classes dominantes
assimilaient explicitement le prolétariat à la barbarie. Les luttes
ouvrières ont réussi à l'intégrer à l'humanité. Mais seulement
en tant qu'il est productif. Les travailleurs vieillis, la société
s'en détourne comme d'une espèce étrangère.
Voilà pourquoi on
ensevelit la question dans un silence concerté. La vieillesse
dénonce l'échec de toute notre civilisation. C'est l'homme tout
entier qu'il faut refaire, toutes les relations entre les hommes
qu'il faut recréer si on veut que la condition du vieillard soit
acceptable. Un homme ne devrait pas aborder la fin de sa vie les
mains vides et solitaire.
Et la conclusion
« On ne saurait se
contenter de réclamer une « politique de la vieillesse » plus
généreuse, un relèvement des pensions, des logements sains, des
loisirs organisés. C’est tout le système qui est en jeu et la
revendication ne peut être que radicale : changer la vie. » (p.
570)