★ Réforme des retraites - Le fonds de réserve des retraites, des casinos de Las Vegas aux entrepôts d'Amazon ★

Une tribune d'Aurélien Purière - L'Humanité du 31/07/2019

Dire que nos retraites sont investies dans des casinos serait bien sûr un raccourci, une exagération, mais quelques millions d’euros du Fonds de réserve des retraites français sont bel et bien placés dans des sociétés qui gèrent des casinos à Las Vegas et à Macao. Cinq millions d’euros exactement (1).



Outre ces participations dans des casinos, on trouve, dans le portefeuille du Fonds de réserve, des actions de groupes pétroliers comme Total (150 millions), Amazon (44 millions), Coca-Cola (24 millions), le groupe chimique Bayer qui commercialise le glyphosate (23 millions), des banques, des assurances et beaucoup d’industries automobiles de Peugeot à Porsche. Cela devrait nous alerter sur l’utilisation qui est faite des excédents passés de nos régimes de retraite issus de nos cotisations sociales, autrement dit la part de notre salaire socialisée à l’échelle du pays. Plus largement, cela devrait nous interroger sur cette croyance dans la nécessité de recourir à la détention de capitaux pour garantir l’avenir de nos retraites.

Pour tordre le cou à cette idée, il suffit de regarder le résultat du fonds en 2018, sa « performance » dans le langage de la finance. Cette année-là, la performance est dite négative, autrement dit la valeur du portefeuille a perdu 1,7 milliard d’euros. En 2008, au moment de la crise financière, le portefeuille avait perdu un quart de sa valeur, soit près de 9 milliards. Certes, les autres années sont positives, mais ces résultats illustrent bien le caractère précaire de la valeur détenue par le fonds, plus exactement une promesse de valeur tant que les titres restent des titres. L’expérience désastreuse des régimes de retraite par capitalisation, qui confient le financement des pensions à des fonds d’investissement, est là pour nous rappeler le risque encouru. De la même façon qu’il est difficile de compter à titre individuel sur son entreprise pour financer un coup dur en matière de santé, il est impossible de compter sur un quelconque fonds d’investissement pour financer sa pension. Seule une socialisation, par définition collective, à grande échelle et en flux continu, peut financer de tels montants-.

Alors, comment une petite part de l’argent destiné à nos retraites se retrouve-t-elle à Las Vegas ou chez Amazon ? À l’origine, ce fonds est une création du gouvernement de Lionel Jospin, en 1999, pour mettre de côté de l’argent en vue de l’arrivée à la retraite des générations du baby-boom, à partir des excédents constatés à l’époque, d’une taxe déjà existante qui lui est affectée et de l’argent issu des privatisations à venir. Une idée si ingénieuse que, depuis lors, la question du financement des retraites n’a plus jamais été posée ! En fait, ce fonds ne pouvait rien résoudre à partir du moment où les pouvoirs publics avaient renoncé, depuis le début des années 1990, à toute augmentation significative du taux de cotisation (2). Une hausse d’un à deux points permettrait de rétablir l’équilibre financier (3). Les réserves du fonds sont mobilisées, depuis 2011, pour alimenter tous les ans, à hauteur de deux milliards d’euros, un autre monstre financier créé à la fin des années 1990, la Caisse d’amortissement de la dette sociale. Son rôle est d’emprunter de l’argent sur les marchés financiers pour financer les déficits de la Sécurité sociale et rembourser ensuite ces emprunts et les intérêts… en utilisant les cotisations spécifiques que sont la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) et une part de la contribution sociale généralisée (CSG) ! (4)

La promesse de valeur du Fonds de réserve des retraites est évaluée à 33 milliards d’euros. Il est composé, pour une moitié, d’obligations, autrement dit des titres d’emprunt émis par l’État français et des entreprises et, pour une autre moitié, d’actions d’entreprises. C’est là qu’on trouve nos actions Total ou Amazon. Qui a fait le choix d’acheter de telles actions ? L’État ? Le Fonds de réserve ? En fait, ce sont des sociétés intermédiaires qui réalisent ces opérations pour le compte du fonds, des traders, pour la modique somme de 70 millions d’euros annuels.

Pourquoi un tel choix ? Les traders cherchent la performance et appliquent leur propre logique qui passe par différents modèles de gestion de portefeuille. Dans notre cas, cela aboutit à une forte diversification des titres détenus. Pour prendre de la hauteur, il faut revenir à l’objectif assigné à ce fonds : faire « fructifier » l’argent (5). « Fructifier » comme s’il s’agissait d’un processus naturel. Le capital crée-t-il de la valeur comme un arbre donne des fruits ? Marx avait moqué cette vision, à propos du capital porteur d’intérêts : « L’argent acquiert la propriété de créer de la valeur (…) tout aussi naturellement que le poirier porte des poires » (6). C’est là l’illusion des titres financiers. En fait, pour que s’accomplisse cette promesse de valeur, du travail devra être mis en mouvement, précisément du travail de femmes et d’hommes (le travail vivant) dans une combinaison à la nature ou à des outils et des machines (le travail mort). Or le capital est indifférent aux conditions de travail : la valeur peut donc provenir de l’exploitation de travailleurs dans les entrepôts d’Amazon. Le capital est indifférent à la préservation des ressources naturelles : la valeur peut être issue de l’extraction de pétrole par Total. Le capital est indifférent à la valeur d’usage produite : la valeur peut provenir de la production de Coca-Cola ou de glyphosate.

Ce fonds n’est pas, fort heureusement, au cœur de notre système de retraite. Chaque année, notre système permet de financer 300 milliards d’euros de pensions directement, sans passer par ce fonds, sans passer par les marchés financiers. Si le devenir à long terme du fonds n’est pas connu, on sait que sa promesse de valeur, aujourd’hui de l’ordre de 33 milliards, devrait progressivement diminuer à mesure qu’il sera mobilisé pour rembourser les emprunts de la Caisse d’amortissement évoquée plus haut, d’autant qu’il n’est plus alimenté en ressources. Mais le récent rapport Delevoye réaffirme la nécessité de disposer d’un tel fonds et, comme tout devient universel ces temps-ci, il propose qu’il soit désormais nommé « Fonds de réserve universel des retraites » à l’occasion d’une réforme des retraites qui vise avant tout à détruire notre modèle actuel, en remplaçant des pensions basées sur nos meilleurs salaires par un cumul individuel de points.


Aurélien Purière
Ancien élève de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale

(1) Participations dans les sociétés Las Vegas Sands et Sands China.
(2) Augmentation du taux de cotisation vieillesse de 1,4 point en près de trente ans (1992-2019), à comparer aux 7,8 points sur une durée à peine équivalente (1967-1991). Avant 1967, il existait une cotisation globale qui comprenait aussi la maladie.
(3) Chiffre variable en fonction des hypothèses de taux de croissance et de taux de chômage retenues. « Rapport annuel du Conseil d’orientation des retraites », juin 2019, p. 122. Le rapport comporte une erreur : lire « 1,5 point » et non « 1,5 % ». Une hausse plus forte sera nécessaire pour abaisser l’âge de départ à la retraite.
(4) 260 milliards d’euros d’emprunts contractés, dont 140 milliards ont été remboursés, auxquels s’ajoutent 50 milliards d’intérêts payés, tout cela alimenté par la CSG, la CRDS et le Fonds de réserve des retraites.
(5) « Rapport annuel du Fonds de réserve des retraites », 2003, p. 7. (6) Le Capital, livre III, tome II, les Éditions sociales. 1978, p. 56.

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