★ Cinéma - UN AUTRE MONDE de Stéphane Brizé - Ruptures d'un cadre - Au cinéma le 16 février 2022


Ruptures d'un cadre

Après la Loi du marché et En Guerre, Stéphane Brizé continue de sonder les failles du modèle libéral dans son dernier film, UN AUTRE MONDE.

A nouveau au cœur du dispositif Vincent Lindon y incarne un cadre supérieur à la croisée des chemins, professionnel et personnel.

Ce drame social et intime met à nu le rôle de l'encadrement, notamment dans la financiarisation de l'économie. 







Un autre monde rélaisé par Stéphane Brizé et co-écrit par Olivier Gorce. Avec Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, Marie Drucker. Durée 1h36. En salle le 16 février 2022. 

"Nous avons voulu rendre compte des conséquences du travail de ceux qui sont le bras armé de l'entreprise" Stéphane Brizé, Réalisateur. 

Il y a d'abord ce lent travelling sur les photos-souvenirs d'un bonheur familial, chassé par une scène de négociation pour la répartition des biens au cœur d'un divorce.

De chaque côté de la table, on expose ses griefs. Les avocats parlent reconnaissance du préjudice, compensation matérielle, mais tout ne se monnaie pas. Les Lemesle se sont aimés et restent encore très attachés l'un à l'autre. Anne a renoncé à sa carrière pour s'occuper des enfants et permettre à Philippe une brillante ascension de directeur de site industriel de province. 

Malgré le statut social, le confort matériel, c'est peu à peu devenu l'enfer. L'engagement professionnel de Philippe a généré tensions, absences, éloignement. Et la direction du groupe international demande encore des efforts de réduction de masse salariale pour booster ses résultats. Mais où trouver la cinquantaine de salariés à licencier quand les signaux d'alerte clignotent déjà de partout ?

Pour écrire ce scénario, Stéphane Brizé et Olivier Gorce se sont solidement documentés sur le management et le type d'objectifs professionnels auxquels sont confrontés aujourd'hui nombre de cadres.

Manque de cohérence, injonctions paradoxales, recherche du profit à tout crin, primauté des visées financières sur les contraintes industrielles et humaines... 

L'histoire de l'usine qui subit encore un PSE (plan de sauvegarde de l'emploi) parce que le fonds de pension auquel elle appartient veut à nouveau augmenter les dividendes versés aux actionnaires à Wall Street est devenue banale. La force du récit est de la montrer du point de vue d'un dirigeant d'entreprise respectable, intelligent, motivé, endurant, acquis à la cause du challenge, de la rentabilité, de la performance technique. C'est un battant.

DIALOGUE DE SOURDS

Arrivé là après tant d'efforts, Philippe va tout faire pour tenter de satisfaire les objectifs fixés par sa direction. Il est lancé dans une course sans fin. Sortant de sa «zone de confort» et faisant preuve d'initiative, il va mettre en jeu sa propre rémunération pour envisager d'autres voies de réduction des coûts. Sa proposition parviendra même jusqu'au sommet de la hiérarchie de l'entreprise, où la logique capitaliste finira par s'imposer, implacable, rejetant le moindre pas de côté. Malgré les mémos, les graphiques et les préconisations argumentées, c'est finalement un dialogue de sourds qui s'instaure derrière les apparences. Comme ce pur mensonge servi en bout de chaîne, aux élus du personnel, inquiets et pas dupes. C'est la faute. La prise de conscience d'une totale perte de sens. 

Dès son premier long métrage, Le Bleu des villes (1999), Stéphane Brizé fait du travail la question centrale de son cinéma. Il l'aborde de façon réaliste dans La Loi du marché (2015) et En guerre (2018). Ici, la mise en scène est moins linéaire, plus distanciée, comme une partition sobre et sophistiquée, faite de silences et de moments clefs. Le dérapage névrotique qui envoie le fils, doué et ambitieux, en hôpital psychiatrique, la triste impuissance qui pousse Anne à la séparation malgré la terreur de l'après, constituent des contre-champs révélateurs de la spirale toxique qui submerge Philippe. Des voies de reconstruction s'esquissent néanmoins au travers de quelques passes de foot, un jeu de mimes et une marionnette non dépourvue d'ambiguïté.

DOMINIQUE MARTINEZ
« la Vie Ouvrière - ensemble » mensuel de la CGT février 2022