PHILIPPE MARTINEZ
Ce qui est intéressant dans ce
mouvement, c’est qu’alors que l’action collective a été dénigrée par
ceux qui nous dirigent depuis des décennies, on voit un corps social qui
retrouve le chemin de la mobilisation. Mais celle-ci se construit dans
un contexte de mise à l’écart des organisations syndicales par les
gouvernements successifs et par le patronat. Trop souvent, quand il y a
des mobilisations, ceux-ci font comme si elles n’existaient pas, ou
refusent de répondre aux attentes. En 2016, par exemple, il y a eu plus
de monde dans les rues pendant quasiment un trimestre entier contre la
loi El Khomri qu’avec les gilets jaunes aujourd’hui. Et le soutien de
l’opinion publique aux manifestations était comparable. Or qu’a fait le
gouvernement de l’époque ? Il a fait le choix de jouer la carte de la
division des syndicats. Cela ne veut pas dire que nous ne portons aucune
responsabilité dans le fait que, parmi les gilets jaunes qui portent
des revendications sociales, beaucoup n’ont jamais ou alors rarement
croisé des syndicats. Dans ces conditions, il est difficile pour ces
salariés de se convaincre de leur utilité. Nous sommes très en retard
dans notre déploiement dans l’ensemble du monde du travail. Tant que la
CGT ne rayonnera que sur 25 % du salariat, les 75 % de salariés restants
ne connaîtront des syndicats que ce qu’on peut leur raconter par
ailleurs. Et, en général, ce ne sont pas des compliments.
Comment la CGT appréhende-t-elle ce mouve- ment sans organisation ni coordination ?
PHILIPPE MARTINEZ Notre position est claire sur ce
mouvement des gilets jaunes. Il est parti d’une révolte contre la hausse
du prix de l’essence, que partage la CGT, mais derrière on voyait bien
le risque des mots d’ordre du refus de toutes taxes, cotisations
comprises. Très vite, cependant, les banderoles ont affiché des slogans
pour la hausse du Smic et l’impôt sur la fortune, comme sur les tracts
de la CGT. Cela montre qu’on ne prêche pas dans le désert. Même si les
jonctions ne sont pas évidentes au premier abord, ce mouvement est un
mouvement social, hétéroclite dans sa composition, avec l’existence
qu’il faut dénoncer de certains comportements inacceptables en son sein.
Les gilets jaunes ont obtenu des concessions du président
de la République que le mouvement syndical a échoué à arracher malgré
ses mobilisations ces dernières années. Cela vous conduit-il à repenser
votre stratégie ?
PHILIPPE MARTINEZ Nous devons constamment nous
interroger sur la stratégie la plus efficace pour gagner. Ce que font
les gilets jaunes percute d’ailleurs nos débats dans la CGT sur
l’efficacité des « journées saute-mouton » (les journées d’action
espacées dans le temps – NDLR) et des mobilisations du samedi. Or, si on
ne conjugue pas les actions le samedi avec des actions dans les
entreprises, le Medef pourra continuer à dormir tranquille. Quant aux
manifestations, aux occupations de carrefours ou de péages autoroutiers,
elles font partie des formes diverses de l’expression collective du
mécontentement que le mouvement syndical a lui-même expérimentées. En
2016, on a connu aussi des occupations, des formes de lutte identiques.
J’entends bien la volonté d’une partie des représentants politiques et
des médias d’installer l’idée que certains seraient plus efficaces que
d’autres. À mon sens, ce que démontre avant tout l’action des gilets
jaunes comme celle des syndicats, c’est que l’action collective paie.
Mais paie-t-elle à la hauteur des revendications ? C’est, me
semble-t-il, la question à poser. Dans leur lutte, les cheminots aussi
ont obtenu des choses. Mais ils n’ont pas gagné tout ce qu’ils
voulaient. De leur côté, les gilets jaunes ont arraché la hausse de la
prime d’activité, la prime exceptionnelle dans certaines entreprises,
mais ils n’ont pas gagné la hausse du Smic qu’ils revendiquent, ni le
rétablissement de l’impôt sur la fortune. Si l’on veut obtenir
davantage, il faut donc être encore plus nombreux à se mobiliser, et
cela vaut pour tout le monde, gilets jaunes, rouges ou d’une autre
couleur. Cela pose aussi la question de notre capacité collective de
taper le cœur du système, c’est-à-dire le capital. Et le capital, ce
sont les grands groupes, les multinationales.
Le contournement des syndicats n’est-il pas aussi la
conséquence de luttes qui ne se traduisent plus par de nouvelles
conquêtes ?
PHILIPPE MARTINEZ Oui, le monde du travail peine à
arracher de nouvelles conquêtes. Il y a eu des mobilisations
importantes, mais sur les enjeux nationaux, depuis les 35 heures, nous
avons empêché des reculs mais nous n’avons rien gagné de nouveau. Cela
pose la question de l’action collective, des formes de lutte. Ce sont
des constats que l’on fait nous-mêmes, on est d’accord de ce point de
vue.
N’est-ce pas aussi le produit d’une politique qui a visé à casser les syndicats ?
PHILIPPE MARTINEZ Depuis une dizaine d’années, le
pouvoir a cultivé l’idée que le rôle des syndicats était d’accompagner
ses mesures, et que ceux qui s’y refusaient devaient être mis sur la
touche. En 2007, Nicolas Sarkozy faisait huer la CGT dans ses meetings.
Emmanuel Macron est même allé plus loin en décidant d’écarter tous les
syndicats, sans exception. Désormais, il fait son mea culpa tous les six
mois. Il l’a fait en juillet, et encore ce mois-ci avec sa grande
réunion avec les élus et les représentants syndicaux. Mais c’est de la
communication.
Rien n’a donc changé à l’Élysée depuis la crise des gilets jaunes ?
PHILIPPE MARTINEZ Le président de la République
a-t-il écouté nos revendications après cette réunion ? Absolument pas. À
part dire qu’il parle trop brutalement, il n’a pas fait de remise en
cause sur le fond. Quand le chef de la République en marche (Gilles
Le Gendre – NDLR) dit « notre erreur est d’avoir été trop subtils, trop
intelligents », cela signifie qu’ils prennent ouvertement les gens pour
des idiots. C’est du Macron dans le texte. Et quand le premier ministre
déclare qu’une partie des smicards font partie des « foyers les plus
aisés », on voit bien que rien n’a changé réellement. La CGT ne leur
servira pas d’alibi.
Les divisions du syndicalisme ne participent-elles pas du
sentiment qu’il n’est pas au service des salariés dans leur diversité ?
PHILIPPE MARTINEZ En effet. Tous les syndicats ont
pour rôle de défendre les intérêts du monde du travail : c’est ainsi que
raisonnent les citoyens. À partir du moment où ils estiment que ce
n’est pas la préoccupation centrale des organisations, on entend sur les
ronds-points : pourquoi n’arrivez-vous pas à vous mettre d’accord ?
Tant que ce sentiment perdurera, notre crédibilité sera entachée.
Les gilets jaunes ne posent pas la question de la lutte à
l’entreprise ni ne désignent le Medef comme leur adversaire. Est-ce un
obstacle pour réaliser la jonction avec les luttes et les grèves
syndicales ?
PHILIPE MARTINEZ Pour la plupart, les manifestants
sur les ronds-points ne travaillent pas dans les grandes entreprises. Ce
sont des chômeurs, des retraités, des salariés de TPE-PME, voire des
petits patrons et artisans, ce n’est pas la masse de nos syndiqués. Le
capital, le CAC 40, les actionnaires, ils ne les croisent pas dans leur
vie. Pour eux, le Medef, qui est le symbole de la puissance de l’argent,
c’est lointain. La CGT doit donc être plus précise dans la désignation
des premiers responsables de la situation. Le plus heureux des mesures
du gouvernement, c’est le Medef : il ne met pas la main à la poche.
Geoffroy Roux de Bézieux (le président du Medef – NDLR) affirme
d’ailleurs que ce mouvement social ne le concerne pas, puisque les
usines ne sont pas occupées et que ses permanences ne sont pas
attaquées. C’est le travail de la CGT que de rappeler qu’il y a de
l’argent mais qu’il est mal orienté, parce qu’il va aux actionnaires et
non aux salariés. La prime d’activité sera payée par les impôts de tous,
pendant que ceux qui détiennent le capital vont toucher encore plus
d’argent. Les syndiqués à la CGT discutent sur les ronds-points avec les
gilets jaunes pour pousser ce débat. Tous les salariés de ce pays sont
soumis à la pression des actionnaires, qu’on travaille dans une grande
ou une petite entreprise, et même dans les services publics.
Il n’y aura pas de coup de pouce au Smic mais une
augmentation de la prime d’activité, que ne toucheront pas tous les
salariés payés au salaire minimum. Est-ce une avancée partielle ou bien
une supercherie ?
PHILIPPE MARTINEZ Quand on n’a rien ou pas
grand-chose, 100 euros de plus, c’est toujours ça de pris. Mais la
mesure reste une supercherie parce que ce sont les contribuables qui
vont payer à la place de l’augmentation des salaires due par les
patrons. Et puis, cette prime est inégalitaire, puisque la référence
pour la toucher est le revenu du foyer. Comme les hommes gagnent souvent
plus que les femmes, une grande part d’entre elles payées au Smic
n’auront pas droit à ces 100 euros. C’est scandaleux ! On a interpellé
le gouvernement pour que s’ouvre une véritable négociation sur
l’augmentation du Smic. Une telle hausse permet en effet de faire
évoluer tous les salaires, et pas seulement le plus bas. Et, à la
différence de la prime d’activité, qui ne génère aucun droit pour la
retraite ni pour la protection sociale en général, le salaire produit
des cotisations sociales qui comptent dans la rémunération du travail.
Au lieu de cela, le gouvernement considère toujours que le travail est
un coût et que le capital doit être épargné. Les cadeaux stupides
continuent, comme la défiscalisation des heures supplémentaires.
Croit-on que c’est en faisant travailler plus ceux qui ont déjà un
emploi que ça va permettre à ceux qui n’en ont pas d’en trouver un ?
Le gouvernement a annoncé vouloir maintenir le train de ses réformes. Qu’envisage la CGT comme riposte pour le début de 2019 ?
PHILIPPE MARTINEZ Nous estimons qu’il faut remettre
le couvert rapidement, en mobilisant dès le début de l’année sur des
questions essentielles comme les salaires et la justice fiscale. Nous
sommes à l’initiative pour porter ces revendications avec le maximum
d’organisations syndicales de salariés et de jeunesse à l’occasion d’un
temps fort après les congés, dans des formes qui restent à définir.
Entretien réalisé par Sébastien Crépel