🔍 Face à la censure des congés menstruels par la justice, des collectivités tentent de résister - Mediapart le 18 août 2025


Depuis 2024, les institutions locales ayant initié des dispositifs de prise de congés en cas de règles douloureuses reçoivent des demandes d’annulation de la part des préfectures, au motif de l’absence de base législative. Si certaines expérimentations sont à l’arrêt, plusieurs communes résistent.


Au lieu d’un bond en faveur de l’égalité salariale, un gigantesque backlash (retour de bâton). Le 24 juin 2025, le tribunal administratif a retoqué un dispositif expérimenté par la métropole de Strasbourg à destination de ses agentes souffrant de règles incapacitantes (ou d’autres problèmes liés à la santé gynécologique).

La mesure autorisait un maximum de treize jours d’absence par an, sur la base d’un certificat médical. Saisi en octobre 2024 par la préfète de l’époque, Josiane Chevalier, le juge a contesté la légalité de la mesure qui permet aux agentes de solliciter une autorisation spéciale d’absence (ASA).

Cette décision s’inscrit dans une vague d’invalidation de ces congés menstruels, alors qu’ils sont de plus en plus expérimentés dans des collectivités territoriales (villes, agglomérations, départements, régions). Selon le décompte de Mediapart, plus de cinquante les ont ainsi mis en place ces deux dernières années.

Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) les a instaurés dès mars 2023, avant Lyon et Grenoble (fin 2023), puis Strasbourg, Nantes et Saint-Nazaire (en 2024). Le mouvement ne concerne pas seulement les grandes villes : parmi les pionnières, on trouve Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), Plaisance-du-Touch (Haute-Garonne), Figeac (Lot), Saint-Médard-en-Jalles (Gironde), Arras (Pas-de-Calais), Abbeville (Somme)… Les départements de Gironde, Seine-Saint-Denis et la région Aquitaine sont aussi à l’avant-garde.

Ces collectivités proposent de possibles aménagements du poste de travail et un quota d’ASA à utiliser chaque mois, sur justificatif. L’objectif : corriger les inégalités car les femmes souffrant de symptômes intenses (un à plusieurs jours de souffrances aiguës) étaient jusqu’alors contraintes d’utiliser leurs RTT et jours de congés. Ou à perdre le salaire d’une journée de carence, en cas d’arrêt maladie.

Partout, les propositions de congés menstruels rencontrent une importante adhésion, quand elles ne sont pas votées à l’unanimité, comme à Strasbourg. Mais dès 2024, les préfectures ont multiplié les demandes d’annulation de ces décisions – à Grenoble, Lyon, Villeneuve-Tolosane (Haute-Garonne) ou encore Bordeaux – et obtenu de premiers jugements défavorables aux collectivités.
Inertie de l’exécutif

Chaque fois, les magistrat·es opposent un même motif : l’absence de base légale des ASA pour congés menstruels dans la fonction publique. Avant le couperet du tribunal de Strasbourg, ceux de Toulouse et de Grenoble avaient pris des décisions comparables, considérant que «les collectivités devaient attendre qu’un cadre légal soit mis en place par le Parlement». Les préfets et préfètes invoquent aussi l’impossibilité de créer des droits encore inaccessibles dans la fonction publique d’État.


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Du côté de l’exécutif, c’est l’inertie. En 2024, l’ex-ministre de la santé Frédéric Valletoux s’opposait à la généralisation de la mesure, au motif d’un « risque de discrimination à l’embauche ». Une crainte partagée par Aurore Bergé, ministre déléguée à l’égalité femmes-hommes. En février 2025, elle s’est toutefois dite en accord « sur le principe » du congé menstruel et entendait « avancer » sur le sujet.

«L’argument de la discrimination ne tient pas, balaie Lydie Mahé, adjointe au maire de Saint-Nazaire. Toutes les collectivités qui expérimentent le congé sont aussi engagées dans la réduction des inégalités.» Sollicité par Mediapart, le cabinet d’Aurore Bergé renvoie vers Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé et des solidarités, qui n’a pas répondu à nos sollicitations.

En attendant une éventuelle avancée législative, certaines collectivités, comme Bordeaux et Poitiers, ont suspendu le dispositif. «On ne voulait pas que des agentes puissent se faire réclamer des salaires considérés comme trop-perçus», explique Stéphane Allouch, élu chargé du personnel à Poitiers.

Car la vague répressive pourrait s’accentuer : en mai 2025, la Direction générale des collectivités locales (DGCL), rattachée au ministère de l’intérieur, a émis une circulaire enjoignant aux préfets et préfètes d’avoir «une vigilance accrue» sur la légalité des ASA. Interpellée, la DGCL explique que l’usage des congés maladie est «l’outil statutaire le plus adapté». La réponse interroge au moment où le premier ministre entend «mettre fin à une dérive» sur l’usage des arrêts maladie.

Les chiffres font tomber le fantasme d’abus et d’absences systématiques. On peut même penser qu’il y a une retenue des agentes à s’arrêter.

Laurent Bosetti, adjoint à la mairie de Lyon

Dans les villes qui expérimentent l’ASA, cet usage soudain des fonctions régaliennes étonne. «L’État donne moins d’argent aux collectivités locales, mais exerce par contre un pouvoir coercitif, sans discussion préalable», déplore Syamak Agha Babaei, adjoint à la maire de Strasbourg. «Pourtant, ça l’arrange parfois qu’on déborde de nos compétences », remarque-t-il, donnant l’exemple des places d’hébergement d’urgence : «Quand la métropole [en] crée, l’État nous laisse faire quelque chose d’extralégal, parce qu’il sait qu’il est défaillant.»

Mediapart a interrogé une quinzaine de collectivités ayant mis en place le dispositif et les premiers bilans sont positifs : la continuité du service est maintenue, la santé des agentes mieux prise en compte. Et le nombre d’ASA sollicitées reste faible au regard de la franche féminisation de la fonction publique territoriale. À Bordeaux, on comptait huit demandes d’ASA pour plus de 2 650 agentes (les femmes représentent environ 75 % des effectifs) au lancement du congé. À Saint-Nazaire, 17 agentes sur 299 ; à Lyon, 77 sur plus de 5 600.

«Les chiffres font tomber le fantasme d’abus et d’absences systématiques. On peut même penser qu’il y a une retenue des agentes à s’arrêter , remarque Laurent Bosetti, adjoint à la mairie de Lyon. «Cela ne pèse pas sur la productivité. Au contraire, ça augmente la fidélité au service public et le sentiment d’être intégrée à un collectif de travail», abonde Syamak Agha Babaei, élu à Strasbourg, où moins de 100 agentes sur 3 500 ont demandé un congé.

Sabine, 55 ans, employée dans le service collecte et valorisation des déchets de l’Eurométropole de Strasbourg (EMS), est l’une des 67 agentes à avoir bénéficié d’un congé menstruel pendant sa mise en œuvre. Ses missions impliquent du travail en bureau et en extérieur et des déplacements en train. «Un jour, j’ai commencé à avoir des malaises sur le quai de la gare, puis beaucoup de bouffées de chaleur, une fatigue extrême. Le médecin m’a expliqué que je faisais partie des rares femmes à avoir des symptômes lourds de ménopause.»

Tabou et culpabilité

Sabine envisage alors de passer à temps partiel à 80 %, lorsqu’elle apprend l’existence du dispositif, lui permettant de bénéficier d’horaires variables. « Je n’utilise les ASA qu’en dernier recours, mais ça me permet de ne plus perdre de jours de salaire. » Dans son service, « le dispositif a été vite accepté, y compris par les hommes. On a le sentiment d’avoir été considérées, ça a changé mon niveau de stress ».

Adèle, 32 ans, employée au CCAS de Villeneuve-Tolosane, a bénéficié du congé menstruel à partir de janvier 2024. «Pendant mes règles, j’ai parfois des vertiges qui m’empêchent de tenir debout, des douleurs très intenses. Or je reçois du public, pendant des entretiens qui peuvent durer une heure. J’ai dû parfois annuler des rendez-vous à cause des symptômes.» Pendant l’année d’expérimentation, elle a posé une demi-journée de congé menstruel. «Ça déculpabilise et ça soulage psychologiquement d’avoir cette possibilité. Mais il y a encore un tabou : beaucoup de collègues qui souffrent n’osaient pas faire appliquer ce droit.»


D’après la sociologue Aliona Legrand, spécialiste de la question des menstruations, nombre de femmes ne se sentent pas légitimes à aborder ces problèmes de santé au travail, par crainte des réactions de la hiérarchie ou d’augmenter la charge de travail de leurs collègues. «Par ailleurs, nous sommes socialisées dès l’adolescence à accepter la douleur, à gérer des règles hémorragiques, la fatigue physique et psychologique liée au cycle. Et les femmes qui n’ont pas de diagnostic médical considèrent qu’il y a toujours plus extrême qu’elles.»

Un vrai problème, lorsqu’on sait que des pathologies comme l’endométriose (qui concerne environ une femme sur dix) mettent en moyenne sept ans à être diagnostiquées. Or, «ne pas s’arrêter de travailler, c’est aussi ne pas prendre le temps d’aller consulter et de se soigner. Le congé menstruel peut être l’occasion d’examens médicaux approfondis», souligne la sociologue Aline Boeuf, qui a travaillé sur le même sujet en Suisse. Les besoins sont pourtant réels.

Pressions et résistance

Dans les collectivités où le dispositif a été censuré, les nombreuses fonctionnaires dont les postes ne sont pas «télétravaillables» (personnel de la petite enfance, agentes d’entretien ou de cantine scolaire…) sont désormais contraintes de piocher à nouveau dans leurs congés ou RTT en cas de règles incapacitantes. Depuis la censure du dispositif à Strasbourg, «il reste la possibilité d’aménager les horaires et le poste de travail [des agentes]. Mais cela crée un régime à deux vitesses : une policière municipale ne sera pas logée à la même enseigne qu’une personne qui travaille dans un bureau», regrette Christine Wieder, adjointe chargée des droits des femmes.

Des collectivités continuent toutefois à annoncer la mise en place de congés menstruels, comme la commune d’Ancenis-Saint-Géréon (Loire-Atlantique) qui a pris une délibération le 7 juillet 2025, ou le conseil départemental de Haute-Garonne, qui souhaite lancer un test en 2026. «En cas de refus, j’irai jusqu’au tribunal administratif : on ne peut pas prôner une France décentralisée et limiter la capacité d’expérimentation des collectivités», souligne Sébastien Vincini, président socialiste du département. Le département d’Indre-et-Loire, une des rares collectivités de droite à avoir mis en place le congé menstruel, est aussi l’un des rares à ne pas avoir été inquiété à ce jour.

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En parallèle, plusieurs villes tentent de faire pression sur les parlementaires afin de modifier le cadre législatif. Le 8 mars 2025, un collectif d’élu·es déplorait dans une tribune « une situation d’insécurité juridique ». En juin 2023, une première proposition de loi avait été déposée à l’Assemblée nationale par des député·es écologistes. Une seconde a été retoquée par les sénateurs et sénatrices de droite en février 2024. D’après la sénatrice socialiste Laurence Rossignol, qui a porté cette dernière, le nœud de la discorde serait le coût de la suppression d’un jour de carence.

En juillet, au lendemain d’une nouvelle décision de justice, un front s’est ouvert à l’ouest : les élu·es de la métropole de Nantes, de l’agglomération de Saint-Nazaire et de plusieurs autres villes de Loire-Atlantique ont revendiqué la poursuite des expérimentations des congés menstruels «au titre de la libre administration des collectivités territoriales».

Malgré la pression préfectorale, la ville de Lyon a aussi choisi «d’entrer en résistance». «Nous avons aussi décidé de maintenir deux autres ASA : celles des congés deuxième parent et post-IVG. Ces avancées doivent être défendues, quitte à épuiser les voies de recours», affirme Laurent Bosetti. Strasbourg et Saint-Nazaire vont faire appel du jugement du tribunal administratif à la fin de l’été.